Ce constat n’est pas nouveau, mais ce qui choque, c’est la récurrence de ces dérapages et la lenteur avec laquelle des solutions efficaces sont mises en place pour y remédier. Et ce phénomène n’est pas unique au gouvernement du Québec : il est commun à tous les gouvernements et organismes publics. Que ce soit au Canada, aux États-Unis ou ailleurs, les fiascos informatiques se multiplient. D’ailleurs, les entreprises privées qui tentent des transitions numériques majeures ne sont pas en reste : elles font aussi face à des défis similaires, avec des projets qui dérapent, des coûts qui explosent et des délais qui s’allongent.
Cela fait déjà quelques semaines que je travaille sur ce texte en cherchant des coupables ainsi que des solutions miracles, mais comme je suis d’abord et avant tout un informaticien avant d’être chroniqueur technologique, le fameux « bordel informatique » tel que rapporté par les différents médias de Québecor m’irrite un peu ! Au-delà de ce titre accrocheur qui vient directement heurter ma profession, il est vrai que la majorité des projets informatiques gouvernementaux sont voués à la complication, voire à l’échec avant même de débuter.
Les projets gouvernementaux sont souvent si longs que, lors de leur lancement, le nouveau système est déjà désuet
Avec la démocratisation du cloud et de l’intelligence artificielle (IA), les technologies évoluent à une vitesse fulgurante, et cette réalité pose un défi immense pour la machine gouvernementale. Contrairement aux entreprises privées, qui peuvent être plus flexibles et rapides dans l’adoption de nouvelles technologies, les projets informatiques du secteur public sont souvent si vastes et complexes que la lourdeur administrative ralentit considérablement leur mise en œuvre. Il n’est pas rare qu’un projet technologique gouvernemental prenne plusieurs années à être planifié, analysé et approuvé. À ce stade, la technologie choisie pour le projet peut déjà être dépassée avant même que les premières lignes de code ne soient écrites ou que les premières machines ne soient installées.
La bureaucratie et les nombreuses étapes d’approbation contribuent à cette lenteur. Chaque modification dans le projet doit passer par de multiples paliers de décision, ce qui ajoute des mois, voire des années au processus. Pendant ce temps, des technologies plus performantes ou mieux adaptées aux besoins émergent, rendant obsolète la solution initialement choisie. C’est un cercle vicieux où le temps devient l’ennemi principal du projet.
Lorsque le projet est enfin prêt à être déployé, il arrive fréquemment que de nouvelles technologies, plus agiles, plus efficaces ou moins coûteuses, soient disponibles, mais le gouvernement se retrouve coincé avec des technologies choisies des années plus tôt. La transition vers ces nouvelles solutions devient alors un casse-tête supplémentaire, car il est rarement possible de changer de cap en cours de route sans générer des coûts supplémentaires faramineux et encore plus de retards.
Ce problème structurel est l’une des raisons pour lesquelles les projets informatiques au sein du gouvernement finissent souvent par être des dinosaures technologiques dès leur lancement. Tandis que le privé peut se permettre d’adopter des méthodes plus agiles, le gouvernement est contraint de naviguer à travers une bureaucratie complexe, lente et rigide, qui laisse peu de place à l’innovation rapide. En fin de compte, cette lenteur contribue non seulement à l’obsolescence rapide des systèmes, mais aussi à l’incapacité chronique du secteur public à suivre le rythme effréné des évolutions technologiques.
La migration des systèmes au cœur des délais
Au gouvernement, c’est rare que vous ayez le luxe de repartir à zéro, il faut souvent migrer d’un vieux système à un nouveau.
- Vieux systèmes qui datent souvent de plusieurs décennies
- Migrer des données de différents formats
- Ne pas perdre de données
- Former le personnel souvent rébarbatif au changement
Les vieux systèmes sont souvent sur mesure, et les nouveaux, des solutions de fournisseurs (IBM, SAP, Microsoft, Oracle…). Il faut adapter et migrer l’ancien vers le nouveau… créer des personnalisations sans fin. Migrer nécessite un effort informatique, certes, mais surtout au niveau des différents intervenants des ministères, utilisateurs, etc., car l’informatique ne connaît pas tout.
La migration nécessite une bonne symbiose entre les TI gouvernementales et les sous-traitants. Malheureusement, les sous-traitants ne sont souvent pas à la hauteur. Il faut tenir compte des moindres détails : de l’infrastructure réseau aux serveurs, aux ordinateurs des utilisateurs, leur système d’exploitation, les versions, les imprimantes et les différents périphériques. Plus il y a d’utilisateurs, plus cela devient compliqué.
Chaque projet informatique présente des enjeux technologiques et humains différents. Le succès repose sur de minces probabilités, tandis que le pourcentage d’échec augmente exponentiellement au fil des paliers d’intervenants et selon le retard technologique entre le système de départ et celui désiré. Plus le système à remplacer est vaste et personnalisé, plus la migration sera ardue.
Et si le problème n’était pas nécessairement informatique ?
C’est facile de jeter le blâme du fiasco d’un projet sur l’informatique parce qu’après tout, il s’agit bel et bien d’un nouveau système informatique, mais ce système est souvent tributaire des utilisateurs et du travail d’analyse en amont, avant même que l’informatique ne soit impliquée dans le projet. Dans le cadre d’un projet de migration d’une solution vétuste vers une solution moderne, il faut d’abord et avant tout avoir une connaissance absolue du système informatique actuel dans ses moindres détails, que ce soit au niveau serveur et infrastructures (backend) ou au niveau utilisateurs et fonctionnalités (frontend).
Cette analyse en profondeur est trop souvent pelletée dans la cour des informaticiens, alors que ce ne sont pas eux qui utilisent quotidiennement la solution en question. Est-ce que la gestion d’un projet informatique doit revenir aux spécialistes des TI ou aux départements qui demandent le projet ? Plusieurs rapports gouvernementaux soulèvent des problèmes systémiques de gouvernance des projets informatiques. Est-ce que la gouvernance d’un projet informatique devrait automatiquement revenir aux départements de technologies de l’information ? La réponse n’est vraiment pas simple et varie selon le projet, mais la gouvernance doit être établie avant même la phase d’analyse.
C’est facile d’identifier des problèmes de gouvernance, mais c’est beaucoup plus complexe de trouver des solutions, et surtout les bonnes ressources pour mener le projet, d’autant plus que la majorité de celui-ci sera confié à des ressources externes.
La dépendance aux firmes externes
Partout dans la machine gouvernementale, on observe un même schéma : des budgets explosent, des délais s’étirent, et au final, ce sont les contribuables qui paient la facture. Pourquoi en est-il ainsi ? Une partie de la réponse se trouve dans la dépendance du gouvernement aux firmes de consultants externes. Il est de plus en plus rare que les projets informatiques soient basés sur des solutions sur mesure à 100 % comme ce fut le cas à une certaine époque. Pour sauver sur les coûts (ça fait étrange à écrire), les gouvernements se tournent souvent vers des solutions déjà existantes qui seront adaptées à leurs besoins.
C’est ici que les firmes externes entrent dans le portrait en proposant des solutions existantes qui devraient être en mesure de répondre aux besoins. Dans le meilleur scénario, si le travail d’analyse et la connaissance des systèmes à remplacer sont impeccables de la part du gouvernement et que l’intégrateur externe maîtrise à la perfection sa solution, je ne vois pas pourquoi le projet pourrait être un échec ! Mais ce scénario est presque digne de la science-fiction tellement il est peu probable ! Dans bien des cas, le travail est mal évalué en amont, tandis que les firmes externes ne livrent pas toujours la marchandise. C’est là que les coûts explosent et que les échéanciers sont prolongés.
Cette dépendance aux firmes externes n’est pas nécessairement un désaveu des compétences du personnel gouvernemental. Les infrastructures sont si vastes, tandis que les technologies évoluent si rapidement, qu’il est difficile, voire impossible, pour le gouvernement de couvrir l’entièreté d’un projet informatique.
Des infrastructures vieillissantes, des projets mal planifiés
Au-delà de la dépendance aux consultants, il y a aussi un autre facteur clé qui explique les dépassements chroniques : la vétusté des infrastructures existantes. Le Québec traîne depuis des décennies des systèmes informatiques désuets, qui rendent chaque tentative de modernisation excessivement complexe. C’est d’ailleurs l’un des principaux facteurs expliquant les retards faramineux observés dans les projets gouvernementaux.
Le désastreux système de paie Phénix
Le système de paie Phénix, lancé par le gouvernement fédéral en 2016, est devenu le symbole du fiasco informatique gouvernemental. Ce projet, qui devait moderniser la gestion des salaires de centaines de milliers de fonctionnaires, a rapidement accumulé les erreurs et les retards. Des milliers d’employés ont été sous-payés, trop payés ou n’ont pas reçu leur rémunération pendant des mois. Avec plus de 3 milliards de dollars engloutis pour tenter de corriger ses innombrables défaillances, Phénix demeure un exemple flagrant des dangers d’une mauvaise planification et d’un choix technologique inadapté.
L’intelligence artificielle à la rescousse des migrations de projets
Avec des solutions d’intelligence artificielle (IA) comme Amazon Q, le paysage des migrations de systèmes informatiques pourrait évoluer. Ces technologies permettent de simplifier et d’automatiser une grande partie du processus de migration, réduisant ainsi les erreurs humaines et les délais. L’IA peut analyser les anciens systèmes, identifier les incompatibilités et proposer des solutions de migration plus efficaces, tout en minimisant les interruptions de service. Pour les gouvernements, cela représente une opportunité d’accélérer les projets tout en améliorant la fiabilité des résultats.
Limiter les dégâts car la perfection ne sera jamais de mise !
Les projets informatiques gouvernementaux seront toujours confrontés à des dépassements de coûts ou à des retards, c’est pratiquement inévitable compte tenu de leur complexité et de l’ampleur des systèmes en jeu. Cependant, cela ne veut pas dire que ces dérives doivent être acceptées comme une fatalité. En adoptant de meilleures pratiques, notamment en renforçant la gouvernance, en planifiant plus rigoureusement et en investissant dans l’expertise interne, il est possible de limiter ces dépassements. L’évolution rapide des technologies ne pourra jamais être complètement éliminée des équations, mais avec des stratégies plus agiles et des outils comme l’intelligence artificielle, il est possible de minimiser les risques et de livrer des projets qui, sans être parfaits, respectent davantage les attentes initiales.