Dans le cadre de ma chronique techno sur les ondes de KYK Saguenay, on se penche sur une élection qui n’a pas seulement ramené Donald Trump à la Maison-Blanche, mais qui a aussi montré comment la technologie peut redéfinir le pouvoir, influencer les opinions et brouiller les frontières entre vérité et manipulation. Les élections américaines de 2024, ce n’est pas juste le retour d’un homme au sommet ; c’est l’histoire d’une fusion explosive entre politique et technologie, pilotée par Elon Musk et son réseau social X, l’ancien Twitter.
2016: quand tout a commencé
En 2016, Trump avait déjà profité du soutien officieux de la Russie, entre piratage des courriels d’Hillary Clinton et campagnes de désinformation menées par l’Internet Research Agency (IRA) d’Evguéni Prigojine. Cette première incursion de la technologie dans l’arène électorale a prouvé une chose : l’information – ou sa manipulation – pouvait être une arme politique d’une puissance inédite. Puis est venue l’affaire Cambridge Analytica, où des données personnelles sur Facebook ont été exploitées pour cibler les électeurs, non plus en masse, mais individuellement, jouant sur leurs émotions, leurs doutes et leurs failles. À l’époque, la plateforme Facebook s’était transformée en terreau fertile pour les publicités polarisantes et la désinformation, noyant les électeurs dans une marée de contenus manipulés.
Mais 2024 marque un tournant encore plus profond. Aujourd’hui, ce ne sont plus des acteurs étrangers seuls qui tirent les ficelles, mais les géants de la tech eux-mêmes. Elon Musk est devenu bien plus qu’un magnat de la technologie : il est un acteur politique d’envergure. En reprenant Twitter pour en faire X, Musk n’a pas seulement pris le contrôle d’une plateforme ; il a mis en place une machine de guerre numérique au service de ses convictions et de ses alliances politiques.
Noyer la vérité dans une mer de mensonges
Entre octobre et novembre 2024, Musk a tweeté jusqu’à 100 fois par jour, dix fois plus qu’il y a quatre ans. Une enquête de Le Monde a montré que plus d’un tiers de ses publications soutenait Trump sans ambiguïté. Pas de subtilité ici : Musk a incité ses millions d’abonnés à voter pour le candidat républicain, à relayer ses messages, et il s’est affiché publiquement à ses côtés, notamment lors de meetings électoraux. On pourrait dire qu’il s’est jeté dans la bataille avec une seule idée en tête : faire gagner Trump.
Avec ses 200 millions d’abonnés, Musk a pu diffuser ses messages à une échelle gigantesque, et son impact est indéniable. Il ne s’agit pas d’une simple visibilité : Musk a modifié X pour en faire une caisse de résonance, calibrant chaque publication pour capter l’attention et susciter des réactions fortes. Sous sa direction, l’algorithme de X est devenu un amplificateur de polarisation, diffusant massivement les contenus les plus toxiques, divisant les opinions et attisant les tensions. Selon le chercheur David Chavalarias, l’algorithme de X privilégie désormais les contenus « toxiques » – insultes, menaces, polémiques – en les affichant 50 % plus souvent qu’avant. En d’autres termes, si vous cherchez des contenus neutres, l’algorithme vous répondra avec des messages beaucoup plus virulents, renforçant sans cesse les divisions.
Mais le soutien à Trump n’était qu’une facette de la stratégie de Musk. En parallèle, il a diffusé des attaques ciblées contre les Démocrates et les médias. Certaines de ces attaques se basaient sur des informations fausses, d’autres jouaient sur des théories conspirationnistes. Parmi elles, on trouve des récits de « forces obscures » manipulant Kamala Harris ou encore des accusations infondées sur le vote par correspondance, relayées sans relâche. À travers X, Musk a réussi à installer une atmosphère de méfiance et de doute, un climat propice à la division.
Et ce n’est pas tout : l’intelligence artificielle et les deepfakes se sont ajoutés à cet arsenal numérique. Des vidéos et des images manipulées ont circulé librement, brouillant encore un peu plus la frontière entre fiction et réalité. Le Washington Post rapporte que même des utilisateurs avertis ont du mal à distinguer le vrai du faux, tant la désinformation est devenue sophistiquée. Avec des contenus fabriqués, l’IA est devenue un levier pour manipuler la perception des électeurs, ajoutant une couche de complexité dans un univers médiatique déjà saturé.
Allan Lichtman: Le Nostradamus déjoué par la technologie
Face à cette machine, même Allan Lichtman, le fameux « Nostradamus des élections américaines », a manqué sa prédiction en 2024. Pour la première fois en 40 ans, ses « 13 clés de la Maison-Blanche », qui se concentrent sur des facteurs structurels, ont échoué à saisir l’ampleur du phénomène. Cette fois-ci, c’est la désinformation de masse et la polarisation numérique, dopées par des figures comme Musk, qui ont redéfini le jeu. Lichtman avait raté sa prédiction en 2000 lors alors que George W Bush l’avait emporté suite à une décision de la Cour Suprême de cesser de compter les votes en Floride au moment où le candidat républicain était en avance de quelques centaines de voix.
Ce tournant soulève des questions cruciales pour l’avenir. Avec le soutien de Musk, Trump a non seulement gagné l’élection, mais il a révélé une faille profonde dans notre compréhension de la démocratie à l’ère numérique. L’Union européenne tente de contenir la désinformation avec son Digital Services Act, mais face à un mastodonte comme X, désormais allié de Trump, le défi semble colossal. Cette élection de 2024 montre qu’une « broliarchie », une alliance entre les titans de la technologie et le pouvoir politique, pourrait bien redéfinir les règles du jeu démocratique.
Alors que nous entrons dans cette nouvelle ère, les démocraties devront redoubler de vigilance. Le pouvoir de manipuler l’information n’est plus seulement entre les mains des gouvernements, mais aussi dans celles de ceux qui contrôlent les technologies que nous utilisons chaque jour. Les années qui viennent seront déterminantes pour contenir cette influence et préserver ce que nous appelons encore, aujourd’hui, la vérité.
Voici le lien vers la chronique sur le site de KYK : Chronique techno | Désinformation numérique : l’influence d’Elon Musk — 95.7 KYK