Il fut un temps pas si lointain où le Parti conservateur du Canada semblait destiné à une victoire facile. Usés, divisés et contestés, les libéraux faisaient face à une fatigue généralisée. L’occasion était parfaite. Mais ce que l’on nous propose sous l’étiquette « conservateur » aujourd’hui n’est pas un simple changement de cap politique : c’est une tentative bien orchestrée d’importer chez nous l’idéologie toxique de Donald Trump, maquillée sous des couleurs canadiennes.
Pierre Poilievre n’a jamais caché son admiration pour les tactiques populistes américaines. Son appui sans équivoque au « Convoi de la liberté » en 2022 n’était pas une erreur de jugement : c’était un signal. Il voulait cette frange radicalisée, et il l’a eue. Sa stratégie repose sur la division, la peur, l’intimidation et surtout, la désinformation.
Je le sais, parce que je couvre la désinformation numérique depuis plus d’une décennie. En 2018, lors des élections québécoises, j’avais sonné l’alarme dans un texte sur les mèmes et fausses nouvelles relayés depuis l’Alberta, visant à influencer le vote au Québec. Déjà, certains organismes flirtaient avec la propagande politique en ligne.
Mais c’est la pandémie qui a agi comme catalyseur. Ce qui relevait alors de la frange marginale a trouvé un terrain fertile dans les incertitudes sanitaires. Des groupes jusque-là épars – de gauche comme de droite – ont plongé dans le trou de lapin de la désinformation. Féministes, environnementalistes, citoyens ordinaires : beaucoup ont été happés au départ par une inquiétude légitime face au vaccin, au masque ou à la gestion gouvernementale. Cinq ans plus tard, ces mêmes personnes relaient aujourd’hui la propagande de l’extrême droite américaine. Ce revirement, on le doit à la puissance froide et invisible des algorithmes.
Il suffit de passer 30 secondes sur X, le réseau social d’Élon Musk, pour constater à quel point certains vivent littéralement dans un monde parallèle. Le cerveau lessivé par des algorithmes plus efficaces que le plus charismatique des gourous de secte. Et bien sûr, ils militent activement – voire férocement – pour le Parti conservateur de Poilievre… et pour le Parti populaire de Maxime Bernier. Comme si les deux partis étaient devenus les bras politiques d’une même matrice idéologique.
Et dans cette stratégie, les médias dits « alternatifs » jouent un rôle central. Rebel News est devenu la tête de proue de cette désinformation organisée. Ce média d’extrême droite, qualifié de « business du chaos » par des chercheurs, ne se contente pas de rapporter des faits : il les déforme, les provoque, les instrumentalise.
On se rappellera l’épisode gênant survenu après le débat francophone des chefs, où des militants associés à Rebel News ont tenté d’intimider certains journalistes et chefs politiques en plein corridor médiatique. Cette scène, grotesque mais révélatrice, illustre bien l’objectif : infiltrer les débats, imposer leur rhétorique, et forcer les médias traditionnels à réagir.
Mais ils ne sont pas seuls. Des plateformes comme Libre Média participent à la diffusion massive de contenus biaisés, enveloppés d’un vernis de légitimité journalistique. Leur rédacteur en chef, Jérôme Blanchet-Gravel, n’est pas un inconnu dans les milieux de la propagande idéologique : il a déjà travaillé pour Sputnik France, un média contrôlé par l’État russe, interdit dans plusieurs pays européens — dont la France — après l’invasion de l’Ukraine en 2022. Ce n’est pas anodin. Cela donne une idée du type de récits qu’on y retrouve, souvent teintés de relativisme toxique, de méfiance systématique envers les institutions démocratiques, et d’un brouillage constant entre opinion et information.
Et même certaines stations de radio, comme Radio X à Québec, donnent quotidiennement une tribune à des propos qui relèvent de la désinformation pure et simple. L’animateur Dominic Maurais, en particulier, incarne cette dérive : un mélange de populisme outrancier, de climatoscepticisme de comptoir, et d’hostilité affichée envers tout ce qui ressemble à une expertise ou à une pensée nuancée.

Le plus troublant, c’est que Donald Trump, habituellement bavard, reste étrangement silencieux sur le Canada. Ce n’est pas un hasard. Il sait que Pierre Poilievre pourrait devenir un relais utile de son idéologie au nord du 49e parallèle. Même Danielle Smith, première ministre de l’Alberta, l’a reconnu du bout des lèvres dans une entrevue à Breitbart, média d’extrême droite américain. Elle a affirmé avoir demandé aux responsables de l’administration Trump de reporter l’imposition de tarifs sur le Canada pour ne pas nuire aux conservateurs pendant la campagne. « Mettons les choses en pause pour traverser une élection », a-t-elle dit. Comme si le sort du Canada se décidait à Washington.
Voilà où nous en sommes. Le trumpisme, version feuille d’érable, n’est pas un fantasme. C’est un projet politique actif. Et il avance à visage presque découvert.
Ne vous laissez pas distraire par le ton plus posé que Poilievre adopte en campagne. Son parcours, ses appuis, ses prises de position et ses réseaux parlent pour lui. Si ce modèle de gouvernement vous inquiète aux États-Unis, dites-vous qu’il est déjà à nos portes. N’oubliez pas qu’il a refusé sa cote de sécurité, un processus rigoureux conçu pour détecter les vulnérabilités et prévenir l’ingérence étrangère. Quand on aspire à gouverner un pays, on ne devrait pas craindre d’être transparent.
Alors, avant de voter, posez-vous la vraie question : sommes-nous prêts à devenir un laboratoire du trumpisme au nord de la frontière?