Au Québec, chaque nouveau grand projet informatique de l’État ressemble à une partie de roulette russe avec l’argent des contribuables. Après le fiasco de SAAQclic et les souvenirs encore frais du système Phénix à Ottawa, voilà que deux chantiers phares du ministre Christian Dubé en santé, le Dossier santé numérique (DSN) et le SIFARH, montrent déjà les signes inquiétants d’une débâcle annoncée. Dépassements de coûts, retards majeurs, contrats octroyés aux mêmes firmes étrangères qui nous ont déjà plantés : on dirait que rien n’a été appris.
Epic Systems, un géant encombrant
Epic n’est pas un petit joueur. Ce logiciel américain équipe déjà plus de 3 600 hôpitaux aux États-Unis, soit près de 40 % du marché hospitalier, et sa présence continue de s’étendre à l’international. Sur papier, Epic promet l’unification : un seul dossier médical électronique pour centraliser l’information clinique du patient, relier médecins, infirmières et pharmaciens, simplifier les rendez-vous, la facturation, et même donner accès aux citoyens via un portail. Mais la réalité est beaucoup moins reluisante. Là où il a été implanté, au Danemark, en Finlande, au Royaume-Uni et en Norvège, les critiques fusent : problèmes d’ergonomie, personnalisation complexe et coûteuse, insatisfaction massive des cliniciens, parfois même au point de compromettre la sécurité des patients. Pour le Québec, qui possède déjà un réseau fragmenté et sous-financé, c’est un pari technologique risqué qui risque de tourner au cauchemar de configurations sur mesure, de traductions bâclées et de dépendance totale à un fournisseur américain.

Epic Systems c’est quoi
Epic est un dossier médical électronique intégré (Electronic Health Record – EHR) utilisé dans plus de 3600 hôpitaux au États-Unis seulement. Son rôle est de :
- Centraliser toute l’information clinique d’un patient : antécédents médicaux, diagnostics, résultats de laboratoire, imagerie, prescriptions, allergies, chirurgies.
- Relier les professionnels de la santé : médecins, infirmières, pharmaciens, spécialistes accèdent au même fichier au lieu de naviguer dans des dizaines de systèmes différents.
- Gérer les processus administratifs liés aux soins : admissions, rendez-vous, facturation, suivi des hospitalisations.
- Offrir des portails patients : le citoyen peut consulter ses résultats, ses rendez-vous, parfois même ses notes cliniques.
- Produire des données populationnelles : utiles pour la recherche, la planification du réseau, l’intelligence artificielle appliquée à la santé.
Le mégaprojet du Dossier santé numérique, confié à la firme américaine Epic Systems, a d’abord été présenté comme un chantier à 1,5 milliard $. Or, la facture ne cesse d’enfler. Aux 533 millions déjà prévus pour la phase pilote dans deux CIUSSS s’ajoutent des contrats parallèles colossaux : 310 millions accordés à Microsoft pour l’hébergement des données et 625 millions octroyés à Logibec afin de maintenir des systèmes transitoires. Résultat, bien avant son déploiement complet, le DSN dépasse largement les estimations initiales et s’annonce comme un gouffre budgétaire pour les finances publiques.
Tel un phénix ressorti de ses flammes… pour nous brûler encore
Le projet SIFARH devait coûter 202 millions, trois ans plus tard la facture grimpe déjà à 430 millions et rien n’indique que ça va s’arrêter là. Le volet finances confié à LGS, la même filiale d’IBM éclaboussée dans SAAQclic, est passé de 96 à près de 280 millions. En plus Québec a signé avec eux un contrat de 408 millions sur dix ans. Pendant ce temps le volet ressources humaines piétine, incapable même de trouver une soumission conforme. Et comme si ce n’était pas assez l’exploitation du projet ajoutera 1,2 milliard sur 15 ans, bref un gouffre qui avale deux millions par mois sans livrer grand-chose.

Ce qui est certain, c’est que le gouvernement refuse de clarifier. Malgré des demandes d’accès à l’information, la technologie exacte retenue reste secrète. Cette opacité est en soi alarmante : comment investir plus de 400 millions de dollars sur 18 ans sans même dire publiquement sur quelle plateforme repose le projet ? Dans un réseau de santé déjà éclaté et surchargé, où chaque personnalisation coûtera une fortune, on rejoue la même pièce : un progiciel monolithique, importé, imposé de force, sans transparence.
Des avertissements jusqu’au bras de fer
Il faut se rappeler que ce n’est pas d’hier que les alarmes sonnent. L’ancien ministre du Numérique Éric Caire avait commandé un audit qui concluait noir sur blanc que le SIFARH était un gouffre financier et qu’il risquait de dépasser le milliard de dollars. Caire avait même conseillé à Christian Dubé de mettre fin au projet, en vain. Aujourd’hui, son successeur Gilles Bélanger reprend le flambeau et va encore plus loin : le ministère de la Cybersécurité et du Numérique a demandé officiellement à Santé Québec d’annuler le projet sans délai, jugeant qu’il est mal parti et irréformable. Pendant ce temps, Santé Québec s’entête et continue de brûler des millions chaque mois, comme si rien n’était.
Ce que disent les rumeurs sur le terrain
Dans les forums d’informaticiens québécois, plusieurs affirment que le SIFA (finances et approvisionnement) reposerait sur une solution Oracle, implantée par IBM/LGS, la même firme déjà éclaboussée par le fiasco SAAQclic. Du côté des ressources humaines, le SIRH, c’est encore plus nébuleux : historiquement dominé par Logibec, ce marché ferait aujourd’hui l’objet d’un litige ouvert entre l’entreprise et Santé Québec.
Rien de tout cela n’a été confirmé publiquement par le gouvernement, malgré des demandes d’accès à l’information. Mais ces fuites et rumeurs en disent long : on parle de centaines de millions de dollars, sans que personne ne sache officiellement sur quelles technologies repose le projet ni qui contrôle réellement son avenir. Résultat, l’opacité alimente le doute et nourrit l’impression d’un projet piloté à l’aveugle.
Pourquoi les projets sont condamnés d’avance
Si le DSN et le SIFARH sont déjà en train de déraper, c’est parce que les dés étaient pipés dès le départ. Plusieurs facteurs expliquent pourquoi ces projets informatiques sont voués aux dépassements de coûts et aux ratés :
- Le réseau de la santé a été bousculé par vingt ans de réformes, de fusions et de défusions, résultat on se retrouve avec une mosaïque de systèmes et de méthodes de gestion implantés chacun dans son coin. Même si Logibec a regroupé une partie de ces services, il y a trop d’organisations et de configurations particulières pour espérer une intégration sans casse.
- La gouvernance informatique est pratiquement inexistante, ce sont les sous-traitants qui pilotent les projets et qui se remplissent les poches pendant que l’État perd la main.
- Le déficit technologique est abyssal, certains systèmes datent de plusieurs décennies et deviennent impossibles à migrer ou à supporter sans déclencher une suite de catastrophes.
- Le gouvernement est pris dans un dilemme insoluble, les technologies évoluent plus vite que la capacité interne à s’adapter, alors on se tourne vers la sous-traitance, mais la sous-traitance ne livre pas la marchandise.
- La dépendance envers des solutions étrangères et les GAFAM fragilise encore plus les projets, parce que ces technologies ne sont pas pensées pour la réalité québécoise. Résultat, on paie des fortunes pour des adaptations sur mesure et c’est souvent là que la machine à gaz se perd.

Centraliser l’informatique gouvernementale est sans doute un mal nécessaire, mais avons-nous les capacités de nos ambitions ? Faudrait-il mettre ces chantiers sur pause et revoir notre manière de déployer tout ça ? Avec la révolution de l’intelligence artificielle, ne vaudrait-il pas mieux développer nos propres solutions ? Tant que l’échelle salariale de l’État repoussera les talents, déployer un projet informatique au gouvernement restera une épreuve kafkaïenne, pire encore que le fameux formulaire A38 d’Astérix.
Le Dossier santé numérique et le SIFARH concentrent tout ce qui gangrène les grands projets informatiques au Québec : un réseau de la santé éclaté par vingt ans de réformes et de fusions, une gouvernance déficiente où les sous-traitants font la loi, une dépendance chronique à des solutions étrangères jamais adaptées à notre réalité. Les dépassements de coûts ne sont donc pas des accidents, ils étaient inscrits dans la logique même de ces chantiers. On nous promettait modernité et efficacité, mais ce qu’on récolte ce sont des retards, des contrats opaques et des milliards qui s’évaporent. Pendant que les firmes étrangères se gavent, les travailleurs de la santé doivent encore composer avec des systèmes vétustes. Tant que le gouvernement n’aura pas le courage de revoir ses façons de faire, chaque nouveau projet numérique sera un désastre écrit d’avance, un gouffre sans fond payé par les contribuables.