Quand le gouvernement du Québec a lancé le projet SAAQclic, il espérait moderniser la Société de l’assurance automobile du Québec. Ce qu’on observe aujourd’hui, c’est le déballage, en direct devant la Commission Gallant, d’un système public en décrépitude, où l’incompétence rivalise avec le copinage, et où l’argent public coule à flot pour engraisser des firmes privées sans que personne ne rende de comptes. On ne parle plus ici de simples erreurs de parcours. On est face à un modèle de gestion en ruines.
Le projet CASA/SAAQclic devait coûter 638 millions $. On frôle maintenant les 1,1 milliard $. Ce n’est pas une surprise : c’est devenu la norme. Comme je l’écrivais déjà en octobre dernier, l’État québécois multiplie les naufrages numériques parce qu’il refuse de regarder les vraies causes en face : l’ignorance technique de ses gestionnaires, la dépendance chronique aux consultants et un système d’appel d’offres conçu pour rater.

Gouvernance fantôme et contrôle inexistant
Quand Jérôme Verreault, contrôleur financier, affirme que les consultants dictaient leurs conditions, c’est toute la chaîne de commande qui s’effondre. IBM, LGS et SAP ont surfé sur l’aveuglement volontaire de la direction pour facturer des taux horaires hallucinants, allant jusqu’à 350 $ l’heure alors que l’entente initiale était de 82$ l’heure. Et personne n’a levé le petit drapeau rouge. Ou pire : on l’a vu, on l’a ignoré.
Daniel Pelletier, vérificateur interne, a sonné l’alarme de 2017 à 2020. Ses rapports ont été censurés, réécrits, édulcorés par la PDG Nathalie Tremblay. On a préféré maquiller la réalité plutôt que de l’affronter. Résultat : on fonçait dans le mur à pleine vitesse, avec un sourire bien poli devant le conseil d’administration.
SAAQ : un Far West contractuel
Le témoignage-choc de Sylvie Chabot, ex-directrice de la gestion des contrats, confirme ce que plusieurs soupçonnaient : les règles ont été contournées pour faire plaisir à Karl Malenfant. Des contrats de centaines de milliers de dollars octroyés sans appel d’offres, avec des dérogations en série.
La loi, on s’essuie les pieds dessus
Sylvie Chabot, ex-directrice de la gestion des contrats
Et pourtant, Karl Malenfant n’a pas été congédié. Il a pris sa retraite paisiblement en janvier 2024, plus d’un an après les déboires de SAAQclic. Sa protégée, Caroline Foldes-Busque, alors directrice générale principale du projet CASA, a été promue vice-présidente à l’expérience numérique à la SAAQ, pour lui succéder. Quant à Denis Marsolais, ex-PDG de la SAAQ durant la période critique, il a été remercié… puis recasé à la tête de l’Office de la protection du consommateur. Même logique pour Michel Dumas, ex-patron de LGS, la firme qui a empoché des centaines de millions pour livrer CASA : nommé vice-président à la CNESST par le gouvernement Legault.
Qui était aux commandes ? Tous ceux-là. Et aucun n’a été tenu publiquement responsable.
Mais il faut le dire franchement : même si Karl Malenfant, vice-président à l’expérience numérique, semble être devenu la cible préférée des commissaires et des témoins, il n’est pas le seul à blâmer. Il incarnait plusieurs dérives du projet et exerçait un contrôle important sur les fournisseurs. Il a mené large. Mais réduire l’échec de SAAQclic à un seul homme, c’est faire le jeu d’un appareil gouvernemental qui cherche désespérément un coupable pour éteindre l’incendie. C’est le système qui est en cause, pas juste son visage le plus visible.
Une plateforme défaillante dès le départ
Et comme si tout ce cirque n’était pas suffisant, il faut se rappeler que la SAAQ avait complètement fermé ses portes pendant près d’un mois en février 2023 pour préparer le lancement de SAAQclic. On promettait une transformation numérique spectaculaire. Résultat ? Une débâcle totale. Le jour du lancement, la plateforme était pratiquement inutilisable. Lenteurs, bugs à répétition, impossibilité de s’authentifier, de renouveler son permis ou de faire les transactions de base. Des centaines de milliers de Québécois ont été laissés en plan.
Ce n’est pas seulement une plateforme qui ne marche pas. C’est l’illustration parfaite d’un État qui s’imagine compétent en transformation numérique alors qu’il n’arrive même pas à planifier un déploiement sans bloquer l’accès aux services essentiels pendant un mois.
J’en avais parlé à chaud en mars 2023 : le désastre était prévisible. Ce n’est pas un incident technique, c’est un sabotage organisé par l’ignorance et l’arrogance. Un État qui ferme ses portes pour faire place à une plateforme… qui ne fonctionne pas. Voilà où nous en sommes.
Les copains d’abord
Louise Savoie, consultante stratégique externe, a reçu 1,5 million $ entre 2015 et 2021. Elle quitte la SAAQ, est embauchée par LGS, et revient travailler… pour la SAAQ. Même chaise, même carte d’accès, même mandat. Une clause interdisait pourtant cette manoeuvre. Elle admet : « C’est comme si je passais entre les craques ». Non. Elle a passé en plein milieu. Et tout le monde a regardé ailleurs.
Fonction publique : aucune expertise, mais beaucoup d’opinions
Un texte anonyme publié sur Reddit illustre ce que beaucoup disent à voix basse : la fonction publique n’a plus la compétence pour gérer des projets technologiques. Les salaires sont si bas que personne de qualifié ne veut y travailler. Les ingénieurs en logiciel sont inexistants dans les structures. Ce sont des diplômés en administration des TI, en gestion du changement ou en communications qui rédigent les appels d’offres. Ils connaissent mieux PowerPoint que Python.
Les grilles salariales, obsédées par la parité et les « postes comparables », ont nivelé vers le bas toute la structure TI. Résultat : on se ramasse avec des équipes qui ne comprennent même pas ce qu’elles demandent aux fournisseurs. Et quand tu ne sais pas ce que tu veux, c’est facile de te faire vendre n’importe quoi. C’est exactement ce qui s’est passé ici.
Un modèle d’appel d’offres pour les viaducs, pas les logiciels
L’appel d’offres en informatique tel qu’utilisé par l’État est une recette pour l’échec. Rédigé par des non-techniciens, il doit pourtant prévoir chaque ligne de comportement du futur système. Comme si on pouvait décrire un logiciel complexe avec autant de précision qu’un pont. C’est une aberration bureaucratique.
Dans ce modèle, la spécification devient l’essentiel du travail. Mais elle est mal faite, incomplète, irréaliste. Ensuite, le fournisseur externe hérite de ce document bancal et doit produire un logiciel fiable. Bonne chance.
Quand la sous-traitance fait affaire avec la sous-traitance bon marché
Le travail est sous-traité à l’étranger, souvent en Inde. Dans la majorité des cas, les contrats gouvernementaux sont octroyés à des firmes externes québécoises ou canadiennes, qui elles-mêmes sous-traitent une bonne partie du développement à bas prix à l’international, particulièrement en Inde. La compétence des programmeurs qu’on y recrute laisse souvent à désirer. Le grand décalage horaire ralentit aussi les échanges : quand le Québec commence sa journée, l’Inde la termine.
Les programmeurs changent constamment. Le roulement est tel que ceux qui commencent un module ne seront pas là pour le livrer. La communication passe par une chaîne de gestionnaires qui filtrent tout, et le décalage culturel ajoute une couche d’incompréhension. Le fameux « Jugaad », cette culture d’improvisation valorisée là-bas, se heurte à notre besoin de rigueur et de cohérence.
On coupe les coins ronds, on bidouille, on livre quelque chose qui a l’air de marcher. Jusqu’à ce qu’un bug coûte 10 millions $ et qu’on blâme un employé fantôme.
L’État a oublié comment penser
SAAQclic n’est pas un projet raté. C’est une démonstration, en grand, de l’effondrement de la capacité de l’État québécois à concevoir et livrer des systèmes numériques. Il n’y a plus de compétences techniques internes. Les gestionnaires sont dépassés. Les consultants dictent les règles. Et les citoyens paient la facture.
Mais maintenant, que fait-on ?
D’abord, il faut une refonte complète du processus d’embauche dans la fonction publique pour les postes en informatique. Un bon programmeur n’a pas toujours le diplôme universitaire ou le bac en « gestion des TI » requis. L’informatique ne doit plus être confondue avec la bureautique. Il faut valoriser l’expertise technique réelle, pas juste les titres de postes ou les grilles salariales rigides. Il est temps de reconnaître que la rigidité gouvernementale est un frein à la créativité et à l’innovation.
Ensuite, on doit oser poser la vraie question : et si le modèle de gouvernance lui-même était défaillant ?
Dans plusieurs cas, les utilisateurs finaux des logiciels devraient être au cœur de la gouvernance des projets, appuyés par les départements informatiques. Trop souvent, l’informatique devient le bouc émissaire alors qu’on lui confie un projet sans qu’elle ait eu accès à une définition claire des besoins. La gouvernance doit partir du terrain, des vrais besoins, et non d’un comité de cadres qui décide à huis clos de comment fonctionne une plateforme qu’ils n’utiliseront jamais.
La Commission Gallant doit aller plus loin que de pointer quelques têtes. Il faut repenser de fond en comble la gouvernance technologique de l’État. Sinon, SAAQclic ne sera qu’un épisode de plus dans une longue série de fiascos prévisibles.
Et la vraie question, c’est : combien de milliards encore avant qu’on décide de faire autrement ?